EPISODE III: (v.1098) Oreste et Pylade entrent en compagnie de deux serviteurs tenant une urne de bronze. ORESTE: Ô Femmes, avons-nous bien été renseignés ? Sommes-nous arrivés à destination ? LE CORYPHÉE: Que veux-tu ? Que viens-tu faire dans les parages ORESTE: Je voudrais bien trouver la demeure d'Égisthe. LE CORYPHÉE: C'est ici ! Oui, tu as été bien informé. ORESTE: Qui de vous préviendra les maîtres de ces lieux Que nous sommes ici ? Nous sommes attendus. LE CORYPHÉE: C'est elle qui se doit de vous faire annoncer. ORESTE: Ô femme, entre au palais, et fais vite savoir Que quelques Phocidiens désirent voir Égisthe. ÉLECTRE: Malheur à moi ! Seriez-vous venu dans ces lieux Confirmer la rumeur qui se répand partout ? ORESTE: Non, j'ignore cela. C'est le vieillard Strophios Qui m'envoie vous donner des nouvelles d'Oreste. ÉLECTRE: Qu'est-ce donc, étranger ? Une angoisse me mine. ORESTE: Nous apportons sa cendre : elle gît en cette urne Modeste, tu le vois. Oreste a trépa**é ! ÉLECTRE: Je suis si malheureuse ! Ah ! la chose est donc vraie ! Ma douleur est ici, sous mon doigt : l'œil l'atteste ! ORESTE: Si tu pleures ce pauvre Oreste, oui, en effet, C'est bel et bien son corps que renferme ce vase. ÉLECTRE: Étranger, permets-moi, par la grâce du ciel, Si sa cendre est dedans, de la prendre en mes mains Pour verser des sanglots, pour gémir à la fois Sur mon malheur sans fin et sur celui des miens. ORESTE: Apportez-lui l'objet. Je ne sais qui elle est, Sa réclamation, cependant, est valable : C'est sans doute une amie, quelqu'un de sa famille. Les serviteurs donnent l'urne à Électre ÉLECTRE: Relique de celui qui fut si cher aux hommes, Reste du souffle de vie d'Oreste : Ah ! espoirs Désormais fraca**és ! Ah ! quel gouffre entre lui, Qui partit grâce à moi, et celui que j'accueille ! Malheureux, tu n'es plus que néant dans mes mains. Pourtant, ton avenir était si prometteur Quand tu quittas ces lieux. Oui, j'aurais dû mourir Avant de t'envoyer de par ma volonté Dans un exil lointain pour afin de te garder Du meurtre. Oui, bien sûr, on t'aurait mis à mort Comme ton père : au moins serais-tu au côté De lui, dans son tombeau. Car hélas, aujourd'hui, Tu es mort sans éclat, bien loin de ta patrie, Bien loi de moi aussi. Quelle infinie tristesse Que mes si tendres mains n'aient point lavé ton corps, Et ne l'aient point paré. Je n'ai pas recueilli Tes restes consumés par un feu frénétique : Oui, ce sont d'autres mains qui ont pris soin de toi ; Et ce qui nous revient n'est qu'une pauvre cendre Au fond d'un petit vase, ô malheureux enfant ! L'ardeur qui fut la mienne autrefois, est bien vaine Aujourd'hui, moi qui t'ai protégé tant de fois. En ce temps, c'était moi qui t'aimait, pas ta mère ! Tu n'étais point blotti dans les bras des nourrices, Mais dans les miens. Souvent tu aimais m'appeler « Sœurette ». Et maintenant, dans l'espace d'un jour, Tu t'es évanoui pour rejoindre la mort. Oui, tout s'est envolé avec toi dans un vent : Notre père a péri, moi, je suis presque morte, Toi, la mort t'a saisi... Nos ennemis jubilent. Notre mère ne peut plus contenir sa joie, Cette mère dont tu m'as dit secrètement Que tu envisageais bientôt le châtiment. Mais de cela, le sort qui nous est si funeste Nous en a bien frustrés : aujourd'hui, à la place D'un visage chéri, on m'offre un peu de cendre, Une ombre de toi-même. Hélas ! malheureux corps ! C'est affreux ! Quel retour abominable ! Hélas ! Frère aimé, tu me tues ! Allons ! accueille-moi Dans ton séjour obscur, je veux qu'à ton néant Réponde mon néant, afin que dans l'Hadès Je sois auprès de toi. Quand tu étais en vie, Tout nous était commun : or j'aspire à la mort, À ne plus être loin de toi dans le tombeau : Après tout, les défunts ne souffrent plus chez eux. LE CORYPHÉE: Électre, songes-y, tu es une mortelle ; Oreste aussi l'était. Apaise tes sanglots, Car c'est là le destin que nous devons subir. ORESTE: Ah ! que dire ? Et quels mots devrais-je prononcer ? Il ne m'est point aisé de garder le silence. ÉLECTRE: Mais de quoi souffres-tu ? Oui, que veux-tu à me dire ? ORESTE: Quoi ! serait-ce la grande Électre devant moi ? ÉLECTRE: C'est bien elle, en effet, dans un piteux état ! ORESTE: Hélas oui ! C'est un grand malheur qui t'a frappé. ÉLECTRE: C'est sur moi, étranger, que tu t'apitoies fort ? ORESTE: Pauvre être ravagé d'épreuves trop cruelles ! ÉLECTRE: Ce que tu me dis là reflètent ma douleur. ORESTE: Souffrante et sans époux, ô vie insupportable ! ÉLECTRE: Ô étranger, pourquoi ces plaintes, ce regard ? ORESTE: Il y a des malheurs dont j'étais ignorant. ÉLECTRE: Qu'ai-je dit pour que tout s'éclaire au fond de toi ? ORESTE: Je t'ai vu accablée de souffrances sans nom. ÉLECTRE: Et pourtant tu n'as vu qu'une partie des maux. ORESTE: Impossible, ma foi, d'en avoir de plus rudes ! ÉLECTRE: Eh bien si... J'habite au palais des meurtriers. ORESTE: Les meurtriers de qui ? Qu'est-ce qui te tourmente ? ÉLECTRE: De mon père ! Et je suis devenue leur esclave. ORESTE: Qui a pu te livrer à cette servitude ? ÉLECTRE: On dit que c'est ma mère. Ah ! mère, elle en est loin ! ORESTE: Te frappe-t-elle ? Te fait-t-elle la vie dure ? ÉLECTRE: Je suis humiliée, frappée, bref tout cela ! ORESTE: Et personne ici pour t'aider, ni te protéger ? ÉLECTRE: Non, car mon seul recours, c'était lui, cette cendre... ORESTE: Femme, devant ton sort, je suis compatissant. ÉLECTRE: Tu es le seul qui semble avoir pitié de moi. ORESTE: J'arrive, seul aussi à souffrir tes tourments. ÉLECTRE: Tu arrives, mais tu n'es pas de notre sang. ORESTE: Je parlerai franc si elles étaient loyales (il montre le Chœur) ÉLECTRE: Leur loyauté est vraie : donc, parle en confiance. ORESTE: Alors, laisse cette urne et tu connaîtras tout. ÉLECTRE: Non, par les dieux, surtout pas ça, ô étranger ! ORESTE: Il faut me croire et tout se pa**era fort bien. ÉLECTRE: Pitié, ne m'ôte pas à sa vue qui m'est chère. ORESTE: Non, je te l'interdis ! ÉLECTRE: Ah ! je suis malheureuse, Oreste, toi à qui l'on me dérobe ainsi. ORESTE: Non, tu fais fausse route. Et tu te plains pour rien. ÉLECTRE: Comment, mon frère est mort et je ne peux le plaindre. ORESTE: Tout ce langage est on ne peut plus déplacé. ÉLECTRE: Je ne mérite pas de pleurer ce défunt ? ORESTE: Je n'ai pas dit cela ! Mais plaindre un objet, non ! ÉLECTRE: J'ai bien entre les mains les vestiges d'Oreste ? ORESTE: Oreste, eh bien non ! c'est une mise en scène. ÉLECTRE: Mais alors, où trouver le tombeau de mon frère ? ORESTE: Il n'en a pas : à un vivant, point de tombeau ! ÉLECTRE: Mon garçon, que dis-tu ? ORESTE: Ce n'est pas un mensonge. ÉLECTRE: Il serait donc... en vie ? ORESTE: Oui, puisque je respire. ÉLECTRE: C'est toi ? ORESTE: Vois dans mes mains, oui, regarde ce sceau, : C'est celui de mon père. À toi de constater. ÉLECTRE: Jour heureux entre tous ! ORESTE: Tout à fait, je l'atteste. ÉLECTRE: Douce voix fraternelle, enfin, je te retrouve ! ORESTE: Ne cherche pas ailleurs pour te le confirmer. ÉLECTRE: Je te tiens dans mes bras. ORESTE: Restes-y pour toujours ! ÉLECTRE (au Chœur): Ô femmes bien-aimées, filles de ma cité, C'est Oreste ! Une ruse a fait pa**er cet homme Pour mort et une ruse a conservé sa vie. LE CORYPHÉE: Nous le voyons ma fille, et la joie est si grande Que des larmes de joie s'écoulent de nos yeux. ÉLECTRE: Toi, toi le visage Que je chérissais plus que tout au monde, Te voici parmi nous ! Tu viens de retrouver, de revoir Celle que ton cœur brûlait de revoir ! ORESTE: Je suis là, en effet ! Mais garde le silence. ÉLECTRE: Mais que se pa**e-t-il ? ORESTE: Mieux vaut rester muet de peur qu'on nous entende. ÉLECTRE: Au nom d'Artémis, la Vierge éternelle, Ce serait indigne de moi de redouter Cette clique de pauvre femmes Toujours confinées entre quatre murs. ORESTE: Attention, Arès inspire aussi les femmes ! Tu en as fait, je crois, la dure expérience. ÉLECTRE: Hélas ! Hélas ! tu remémores Et ravives au fond de mon cœur Un malheur indicible Que rien, jamais, n'abolira ! ORESTE: Je le connais aussi, mais pour nous souvenir De lui, attendons que quelqu'un nous fa**e signe. ÉLECTRE: Pour moi, tout instant Est favorable pour le relater ! Ma souffrance fut si ténue Que, désormais, j'ai le droit De ne plus tenir ma langue. ORESTE: J'en conviens ! Et pourtant n'abuse de ce droit. ÉLECTRE: Que faire alors ? ORESTE: Assez d'effusions, ce n'est guère opportun. ÉLECTRE: Serait-il indécent de garder le silence, Alors que tu reparais devant moi, Alors que, contre tout espoir, Je te revois enfin ? ORESTE: Tu me revois à l'heure où les dieux l'ont voulu. ÉLECTRE: Si cela est, ma joie N'en est que plus profonde, Si c'est un dieu qui a tracé le sillon Jusqu'à notre demeure. Oui, d'un sort heureux je reconnais l'empreinte. ORESTE: J'hésite à réfréner tes élans, mais je crains Que la joie qui t'étreint ne soit trop dangereuse. ÉLECTRE: Ô toi, qui, après une aussi longue absence, A daigné reparaître, ne va pas, A la vue d'un horrible chagrin... ORESTE: Que crains-tu donc ? ÉLECTRE: Que tu me prives du bonheur Que me procure ton visage. ORESTE: Que l'on ose essayer et je serai terrible ! ÉLECTRE: Tu me promets cela ? ORESTE: Par hasard, te méfierais-tu de ma parole ? ÉLECTRE: Mon bien-aimé, en entendant soudain Ce que je n'espérais même plus, J'ai tenté de résister à l'effusion : Je n'ai pu ! Mais je n'ai point hurlé ma joie ! Et pourtant, je t'ai entendu... J'étais si malheureuse. Aujourd'hui, tu es là, Avec ce visage que je vénère, Ce visage, que, malgré l'adversité, Je n'oublierai jamais. ORESTE: Foin des discours abstraits : moi, je connais par cœur L'infamie de ma mère, ainsi que la manière Honteuse avec laquelle Égisthe a gaspillé Les biens constitués lentement par nos pères. À trop parler, la chance est vite mise à bas. Dis-moi plutôt ce qui s'accorde aux circonstances Présentes. Où faut-il me montrer - me cacher -, Afin que mon retour pétrifie l'ennemi ? Autre chose aussi : fais en sorte que ta mère Ne comprenne la chose en voyant ton visage Éclatant de bonheur, lorsque nous entrerons Au palais. Pour l'instant, gémis sur ce malheur, Bien qu'il ait disparu. Nous aurons tout loisir Plus tard de jubiler en toute liberté. ÉLECTRE: Ô frère, ton plaisir est le tien : c'est par toi Que la joie me revient. Par conséquent, mon frère, Elle n'est pas à moi. C'est pourquoi je refuse De provoquer chez toi la plus petite peine : Car ce serait bien mal accompagner la chance Qui a daigné venir. Pour ce qui est d'ici, Tu dois être au courant : Égisthe n'est pas là ; Et ma mère est restée au palais : n'aie pas peur Je ne lui montrerai pas des traits éclatants De joie et d'allégresse. Oh non ! j'ai trop de haine Contre elle. Et de plus, comment garder ces larmes - Ces larmes de bonheur -, toi que j'ai retrouvé J'en suis bouleversée, au point que si mon père Se présentait à moi, eh bien, je te l'avoue, Je bannirai l'idée que ce soit un miracle, Ne doutant pas le moins du monde de mes yeux. Voyons, puisque tu as arrangé ton retour Tu peux nous ordonner ce qui te semble bon ! Quand j'étais solitaire, en moi j'avais déjà Deux buts que je voulais par dessus tout atteindre : Dignement me sauver ou dignement périr. ORESTE: J'ai bien dit qu'il fallait te taire ! Il faut sortir, Car il me semble entendre un homme qui approche. ÉLECTRE (à Oreste et Pylade): Entrez, étrangers ! Ce que vous nous apprenez Ne doit être écarté, même si c'est sans joie. Le Précepteur sort du palais. LE PRÉCEPTEUR: Vous êtes fous ! Auriez-vous, par hasard, perdu Tout sens commun ? La vie est-elle sans valeur À vos yeux ? N'avez-vous plus rien dans la cervelle ? Oui, ne savez-vous pas que vous êtes bien proche, Que dis-je ! êtes au cœur des plus affreux dangers ? Si je n'étais pas là à surveiller la porte Du palais, il y a longtemps que vos projets Auraient été compris, bien avant que vous-mêmes Ne soyez dans ces lieux. Mais j'ai été prudent ! Assez discutaillé ! Assez d'effusions Toujours ina**ouvies ! Sans retard pénétrez À l'intérieur : traîner dans un pareil moment Relève de la faute. Il faut vite en finir ! ORESTE: Une fois au palais, comment seront les choses ? LE PRÉCEPTEUR: Tout sera pour le mieux car nul te connaît. ORESTE: Et je suppose que tu as annoncé ma mort ? LE PRÉCEPTEUR: Ils croient tous que tu es une ombre chez Hadès. ORESTE: Ils sont donc dans la liesse ? Et que se disent-ils ? LE PRÉCEPTEUR: On verra ça plus tard ! Pour l'instant, ils triomphent, Bien qu'en fait ce ne soit que pure illusion. ÉLECTRE: Dis-moi, mon frère, au nom du ciel, qui est cet homme ? ORESTE: Tu n'as pas deviné ? ÉLECTRE: Je n'ai aucune idée. ORESTE: Tu ne sais plus à qui tes mains m'ont confié ? ÉLECTRE: Quoi ! Que me dis-tu là ? ORESTE: Il s'agit de ces mains, Qui, grâce à ton bonté, m'ont mené en Phocide. ÉLECTRE: Ah ! ce serait donc lui, le seul qui fut resté Fidèle parmi tous, quand on tua mon père ? ORESTE: C'est lui, mais je t'en prie, cesse d'interroger ! ÉLECTRE: Jour béni entre tous ! Toi, l'unique sauveur De la lignée du roi Agamemnon, comment Es-tu venu ici ? Est-ce toi le sauveur D'Oreste, de moi, quand tout n'était que désastre ? Ô mains que je chéris ! Ô toi, dont le pas vif M'a tant rendu service ! Ah ! comment se fait-il Que je n'ai pas senti ta présence en ces lieux ? Et comment as-tu pu ne pas te dévoiler À moi, quand tu disais ces affreuses paroles Alors qu'en vérité, tu m'apportais la joie ? Je te salue, ô père ! Oui, tu es un vrai père Pour moi. Sache que tu es le seul homme au monde Qu'au cours d'une journée j'ai haï et aimé ! LE PRÉCEPTEUR: Il suffit ! Le récit de ce qui se pa**a Dans les moindres détails, il faudra bien des nuits, Bien des jours si l'on veut en cerner les contours. Mais je parle à vous deux : vous êtes là, inertes, Alors qu'il faut agir. Or l'instant est propice. À présent, Clytemnestre est seule : en son palais, Il n'y a plus personne. En tardant, songez bien Que vous devrez combattre, outre vos ennemis, Mais une soldatesque habile et en grand nombre. ORESTE: Assez parlé, Pylade ! Il faut pa**er à l'acte ! Précipitons-nous ! Mais n'oublions pas tous deux De saluer d'abord les dieux de nos parents, Qui ont leur place en plein cœur de ce vestibule. Après avoir salué les statues divines, ils entrent dans le palais. ÉLECTRE: Ô seigneur Apollon, sois pour eux bienfaisant, Sois-le pour moi aussi, moi qui t'ai tant de fois Fait des dons généreux, sans jamais me la**er. Aujourd'hui, j'ai si peu à t'offrir, je te prie, Je t'implore ! Aide-nous, toi, dieu si bienveillant, À réaliser nos desseins ! Montre aux mortels Comment les dieux châtient les faits d'impiété. Elle entre à son tour. CHŒUR: Voyez ! il court vers sa victime, Sanglant, implacable, Le souffle cruel d'Arès ! Sous ce toit, débusquant D'ignominieux forfaits, Elles arrivent les chiennes féroces, Elles que nul ne peut freiner ! Bientôt, le songe affreux qui me hantait Va se dissiper. En tapinois, il pénètre, Ce Vengeur des trépa**és, Au sein de ce palais où sommeille Une antique opulence ! Il aiguise le glaive de sang, Mené par Hermès, fils de Maïa, Qui colore sa ruse de ténèbres, Marchant, résolu, vers son but suprême !