(v.1) Je vais chanter la guerre et celui qui, exilé prédéstiné - tout a commencé par lui -, vint, des parages de Troie, en Italie, à Lavinium, sur le rivage. Lui qui, sur terre et sur mer, fut longtemps le jouet des puissances célestes, à cause de la rancune tenace de la cruelle Junon ; qui eut tant à souffrir de la guerre, pour fonder à ce prix une ville et installer ses Pénates dans le Latium. D'où la nation latine, Albe et ses Anciens, et les murailles de la noble Rome.
(v.8) Muse, dis m'en les raisons : quelque divinité offensée? Quelque grief de la reine des dieux, qui aura amené un homme d'une piété insigne à parcourir un pareil cycle de malheurs, à affronter autant d'épreuves ? De pareilles rancunes en des âmes célestes ?
(v.12) Il y eut une antiquité cité, peuplée de colons tyriens, Carthage, face à l'Italie et aux bouches lointaines du Tibre ; ville opulente, ville des plus belliqueuses en ses travaux guerriers. Junon la préférait, dit-on, à tout autre séjour sur terre : Samos ne venait qu'après. Là ont été ses armes, là son char. Dès lors, la déesse couve le projet de faire régner Carthage sur le monde, elle s'y emploie, si le destin le veut. Or elle avait ouï dire que, de la souche des Troyens, était issue une lignée qui abattrait un jour la citadelle tyrienne ; qu'un peuple impérial, guerrier superbe, en sortirait pour la destruction de la Libye : voilà ce que filaient les Parques.
(v.23) C'était sa crainte ; la fille de Saturne n'oubliait pas non plus la vieille guerre que, pour commencer, elle avait menée contre Troie pour sa chère Argos. D'autres raisons de haine encore, de cruelles blessures, n'étaient toujours pas sorties de son coeur ; au fond de son esprit se conservent le jugement de Pâris, l'injuste mépris pour sa beauté, une race haïe, l'enlèvement et les honneurs de Ganymède. Ces griefs l'enflammaient encore davantage, si bien que les Troyens qui avaient survécu aux Danaens et à l'implacable Achille étaient ballotés sur toute l'étendue des flots : Junon ne cessait de leur barrer l'accès du Latium ; et, depuis bien des années, ils erraient au hasard de mer en mer. Tant c'était une lourde tâche que de fonder la nation romaine !
(v.31) Les Troyens venaient de perdre de vue la terre de Sicile, faisaient allègrement voile vers le large, et l'écume salée jaillissait sous le bronze de leurs proues, quand Junon, qui gardait au coeur sa blessure éternelle, se dit en elle-même : " Moi, vaincue, renoncer à mon entreprise, sans pouvoir détourner les Troyens de l'Italie ? Bien sûr, le destin me l'interdit... Mais Pallas ? Elle a pu, elle, incendier la flotte des Argiens et les engloutir dans l'abîme, à cause du sacrilège et de l'accès de folie du seul Ajax, fils d'Oïlée. ELle a lancé elle-même, du haut des nues, le feu dévorateur de Jupiter, dispersé les vaisseaux, retourné sous les vents l'étendue des flots ; quant à Ajax, dont la poitrine transpercée vomissaient des flammes, elle l'a emporté dans un tourbillon et l'a cloué à la pointe d'un roc. Et moi, qui marche en reine des dieux, moi, soeur et épouse de Jupiter, je fais des guerres depuis tant d'années avec un seul et unique peuple ! Qui va encore, après cela, invoquer la puissance de Junon, la supplier et honorer d'un sacrifice son autel ? "
(v.50) Roulant de telles pensées en son coeur enflammé, la déesse se rend en Eolie, cité des orages, région remplie d'ouragans enragés. Là, dans une vaste caverne, le roi Eole fait peser son pouvoir sur les vents rebelles et les tempêtes sonores ; chaînes, cachots refrènent leur fureur ; eux, révoltés, grondent autour des clôtures et font résonner puissamment la montagne. Eole siège sur sa haute citadelle ; le sceptre en main, il calme leurs humeurs, modère leurs colères. S'il ne le faisait pas, eux, bien sûr, emporteraient d'un seul coup les mers, les terres, le ciel profond, et les balayeraient dans les airs. Mais, dans sa prévoyance, le Père tout-puissant les a relégués en des cavernes sombres, a enta**é sur eux des ma**es énormes, de hautes montagnes, et leur a donné un roi qui, aux termes de son traité, saurait sur ordre leur serrer ou leur lâcher la bride.
(v.60) C'est à lui que Junon adressa sa supplique : " Eole, tu tiens du père des dieux et roi des hommes le pouvoir d'apaiser les flots ou de les soulever au souffle des vents. Or une nation qui m'est odieuse vogue sur la mer Tyrrhénienne pour transporter en Italie Ilion et ses Pénates vaincus. Inculque de la violence aux vents, submerge et engloutis leur flotte, disloque-la, et eux, disperse-les sur les eaux. J'ai à moi deux fois sept nymphes parfaitement bien faites ; la plus belle, Déiopée, je te l'attacherai par les liens durables du mariage, je la dirai tienne à demeure, pour qu'en récompense d'un pareil service elle pa**e avec toi toutes ses années et te rende père d'une belle postérité. " Eole lui répondit : " A toi, ô reine, revient le soin de t'a**urer de ce que tu souhaites ; pour moi, c'est un devoir de me charger de ce qui m'est ordonné. Tu m'a**ures de ce que j'ai de royauté, ce sceptre, tu me concilies Jupiter, tu me fais prendre part aux banquets des dieux et avoir le pouvoir sur les orages et les tempêtes. "
(v.80) A ces mots, retournant sa lance, il en frappe au flanc la montagne creuse, et les vents se forment en colonne, foncent par la première porte qui s'ouvre, et leur trombe balaie la terre. Ils se lèvent sur la mer ; le vent d'Est et le vent du Sud réunis, avec le vent d'Ouest aux rafales incessantes, la soulèvent du fond de ses abîmes et roulent vers les rivages des vagues énormes. Viennent alors les cris des hommes et le sifflement des cordages. Tout à coup des nuages dérobent le ciel et la lumière aux yeux des Troyens, une nuit noire s'étend sur les eaux, les cieux ont tonné, les airs scintillent, criblés d'éclairs. Tout leur prépare une mort prochaine. Enée sent subitement son corps se glacer ; il pousse un cri et, tendant vers le ciel les paumes de ses mains, il laisse échapper ces mots : " Oh trois et quatre fois heureux ceux auxquels il échut de se faire tuer sous les yeux de leurs pères, au pied des hautes murailles de Troie ! Ô toi, le plus vaillant de la race des Grecs, ô fils de Tydée, que n'ai-je pu tomber dans la plaine d'Ilion, exhaler mon âme sous les coups de ton bras, là où gisent le terrible Hector, frappé par la lance d'Achille, et l'imposant Sarpédon, et où le Simoïs a englouti et roule au fond de ses ondes tant de boucliers, de casques et de corps de vaillants ! "
(v.102) Il jetait ces mots, quand sa voile rencontre une bourrasque où siffle le vent du Nord, qui soulève la mer jusqu'au ciel. Les rames se brisent, alors la proue vire et expose aux vagues le flanc du bateau. Survient une ma**e abrupte, une montagne d'eau. Ici, on se retrouve suspendu à la crête de la vague ; là, la mer béante laisse voir entre les eaux des fonds où la tempête se déchaîne dans le sable. Le vent du Sud arrache trois vaisseaux qu'il projette sur des écueils, sur ces rocs en pleine mer, ces dos monstrueux à fleur d'eau que les Italiens appellent les Autels. Du large, le vent d'Est en pousse trois autres vers la ba**e mer, vers des bancs de sable, lamentable spectacle ! Il les plante dans des hauts-fonds, les emmure dans le sable. L'un des navires portait les Lyciens et le fidèle Oronte : sous les yeux d'Enée, toute une mer tombant à pic frappe à la poupe ; elle en arrache le pilote qu'elle jette à l'eau tête première. Quant au vaisseau, une trombe qui le pousse de part et d'autre le fait tourner trois fois sur lui-même, et le tourbillon ravisseur l'engloutit d'un seul coup. Perdus dans l'immensité de l'abîme apparaissent des nageurs, leurs armes, des planches et les trésors de Troie au milieu des flots. Déjà le puissant navire d'Ilionée, déjà celui du vaillant Achate, celui qui porte Abas ou le vieil Alétès, l'ouragan les a vaincus ; par leur membrure disjointe tous prennent l'onde ennemie, se fendent et s'entrouvrent.
(v.124) Cependant Neptune a senti qu'un immense vacarme agitait la mer, que l'ouragan était déchaîné, que des nappes d'eau remontaient du fond, et il s'en est fort ému. Pour observer le grand large, il a élevé sereinement la tête à la surface de l'onde et il aperçoit, sur toute l'étendue des flots, les Troyens écrasés sous les vagues et sous l'écroulement du ciel. Les manoeuvres de Junon, ses fureurs n'ont pas échappé à son frère. Il fait venir à lui le vent d'Est et le vent d'Ouest et puis leur dit : " Serait-ce votre naissance qui vous inspire une telle confiance ? Voilà que cette fois, sans mon ordre, vous osez, vous les Vents, bouleverser ciel et terre et soulever de pareilles ma**es ? Je vous... Mais mieux vaut calmer l'agitation des flots. A l'avenir, vos méfaits recevront un tout autre châtiment. Hâtez-vous de disparaître et allez dire ceci à votre roi : ce n'est pas à lui que le sort a donné l'empire de la mer et le trident terrible, c'est à moi. Lui ne possède que les rochers sauvages qui sont, ô vent d'Est, votre demeure. Qu'Eole se pavane en ce beau palais et qu'il y règne, une fois bien close la prison des vents. "
(v.143) Il dit et, plus vite encore, apaise les flots soulevés, met en fuite les nuages amoncelés et ramène le soleil. Cymothoé et Triton unissent leurs efforts et dégagent les navires de la pointe des rocs. Lui-même, de son trident, les soulève, ouvre les bancs de sable, aplanit l'étendue des flots ; les roues légères de son char effleurent la cime des vagues. On voit souvent, dans un concours de peuple, l'émeute éclater : le bas peuple est déchaîné, déjà volent pierres et brandons, la rage fait arme de tout ; mais alors, si apparaît un homme auquel sa piété et ses mérites donnent beaucoup de poids, le silence se fait, on s'arrête, on est tout oreille ; il parle et sa parole gouverne les esprits, adoucit les coeurs. De même est retombé tout le fracas de la mer, maintenant que, sur son char, le vénérable Neptune a les yeux sur l'étende des flots, dirige ses chevaux sous un ciel dégagé et lâche les rênes à leur vol docile.
(v.157) Hara**és, Enée et ses compagnons se hâtent de gagner le rivage le plus proche et s'orientent vers les côtes de Libye. Au fond d'une baie profonde, c'est le bon endroit : une île en fait un port en opposant sa barrière à la houle du large, qui se scinde sur ses flancs et se replie en nappes de vagues. A droite et à gauche, des roches gigantesques, deux pics jumeaux menacent le ciel ; et puis, à leur pied, une large étendue d'eau calme fait silence. Et au-dessus domine un rideau de verdure frémissante, une forêt obscure dont l'ombre fait frissoner. Devant eux, au pied de la falaise, une caverne au plafond rocheux abrite des eaux douces et des sièges de pierre vive, séjour des nymphes.
(v.170) Ici, point d'amarre pour retenir les vaisseaux fatigués, point d'ancre au croc mordant pour les a**ujettir. Enée s'engage là aec les sept navires qu'il a pu ra**embler de toute sa flotte. Pressés de toucher terre, les Troyens débarquent, prennent possession de ce rivage tant désiré et étendent sur la grève leur corps souillé de sel. Avant tout, Achate a fait jaillir l'étincelle d'un silex, a recueilli le feu sur des feuilles, l'a entouré d'aliments bien secs pour le nourrir et, d'un geste vif, a enflammé ces brindilles. Alors, bien que la**és de tout, ils disposent les dons de Cérès que l'eau a gâtés et les ustensiles de Cérès, et s'apprêtent à griller sur de la flamme, à broyer sous de la pierre.
(v.180) Enée, de son côté, escalade un rocher pour avoir sur la vaste mer la vue la plus large ; peut-être y découvrira-t-il un Anthée bousculé par le vent, des vaisseaux troyens, un Capys ou le blason de Caïcus en haut d'une poupe ? Aucun navire en vue. Sur le rivage, il distingue trois cerfs errants ; toute une harde suit leurs pas, une longue file de bêtes paît à travers la vallée. Il s'arrête et saisit l'arc et les flèches rapides, armes que portait le fidèle Achate ; il abat d'abord les trois chefs portant haut leur tête dont les bois semblent des branches, puis il poursuit de ses traits et met en fuite le reste de leur troupe qui s'égaille parmi les frondaisons de la forêt. Et il ne veut pas renoncer avant d'avoir victorieusement abattu sept bêtes puissantes et égalé leur nombre à celui des vaisseaux. De là Enée gagne le port et fait le partage entre tous ses compagnons. Ensuite il distribue le vin dont, sur le rivage sicilien, le généreux Aceste avait rempli leurs jarres et que ce héros leur avait offert lors de leur départ. Et il console en ces termes leurs coeurs affligés :
(v.198) " Oui, mes compagnons, nous ne connaissons que trop nos maux pa**és ; oh ! vous avez connu pire encore ! Un dieu mettra fin aux malheurs présents. Oui, vous avez approché les rages de Scylla et les rugissements issus des profondeurs de son écueil, vous savez ce que sont les rochers des Cyclopes. Reprenez courage, bannissez la triste crainte ; peut-être qu'un jour tout cela ne sera qu'un bon souvenir. A travers bien des hasards, par tant de pa**es périlleuses, nous gagnons le Latium où les destins nous font voir de paisibles demeures ; c'est là-bas qu'est voué à renaître le royaume de Troie. Tenez bon, conservez-vous pour des jours heureux. "
(v.208) Tels sont ses mots ; et, tourmenté d'énormes soucis, il feint l'espérance sur son visage et refoule en son coeur sa profonde souffrance. Eux s'empressent autour du gibier et de leur futur repas. Ils en écorchent le corps et mettent à nu les chairs ; les uns découpent des portions et les embrochent toutes palpitantes, d'autres, sur le rivage, installent les vases de bronze et servent la flamme. Puis la nourriture leur rend des forces, et, étendus sur l'herbe, ils se ra**asient de vin vieux et de venaison gra**e. La faim une fois satisfaite et les tables enlevées, ils s'interrogent longuement sur leurs compagnons perdus, flottant de l'espoir à la crainte : faut-il croire qu'ils sont encore vivants ? Ont-il subi le sort ultime et n'entendent-ils plus les voix qui les appellent ? En lui-même, le pieux Enée gémit spécialement sur le destin de l'ardent Oronte, d'Amycus, sur le sort cruel de Lycus, sur le vaillant Gyas et le vaillant Cloanthe.
(v.223) Ils en avaient fini, tandis que Jupiter, au sommet de la voûte céleste, parcourait des yeux la mer où volent les voiles, les étendues terrestres, les rivages, les vastes nations. C'est ainsi qu'il tomba en arrêt et, du haut du ciel, fixa ses regards sur le royaume de Libye. Alors que de tels soucis s'agitaient en lui, voici que, toute triste, ses yeux brillants mouillés de larmes, Vénus s'adresse à lui : " Toi qui conduis sous tes décrets éternels le sort des hommes et des dieux, toi dont la foudre les terrifie, que t'a donc fait de si grave mon cher Enée ? Qu'ont bien pu commettre les Troyens, qui ont compté parmi eux tant de victimes, pour que le monde entier leur soit fermé à cause de l'Italie ? Certes, c'est d'eux que, dans la suite des temps, sortiraient un jour les Romains, c'est de là que naîtraient des chefs qui feraient revivre la souche de Teucer et auraient sous leur souveraineté les mers et la terre entière : c'était promis... Quelle considération, mon père, a pu te faire changer ? Pour moi, cela me consolait de l'écroulement de Troie, de sa chute lamentable ; je compensais son destin par un destin opposé. En fait, une même infortune poursuit les Troyens de revers en revers. Quel terme, grand roi, a**ignes-tu à leurs épreuves ? Anténor, lui, au milieu des Achéens, a pu leur échapper, pénétrer sans péril dans le golfe d'Illyrie, au coeur du royaume des Liburnes, et franchir la source du Timave, d'où, par neuf bouches, au vaste grondement de la montagne, le fleuve sort comme une mer déchaînée et recouvre les terres de son étendue retentissante. C'est pourtant là qu'Anténor a pu établir une ville, Padoue, a installé les Troyens, donné un nom à un peuple et suspendu dans le temple les armes troyennes ; à présent il se repose en une paix sans orages. Mais nous, tes enfants, à qui tu accordes d'accèder un jour à la cité céleste, nous perdons nos navires, ô douleur ! Nous sommes abandonnés à une rancune personnelle et rejetés bien loin des côtes d'Italie ! Est-ce là la récompense de la piété, est-ce ainsi que tu nous remets le sceptre en main ? "
(v.256) Avec ce visage qui ra**érène le ciel et les tempêtes, l'Auteur des hommes et des dieux sourit à sa fille et effleura ses lèvres, puis il dit : " Epargne tes craintes, Cythérée ; les destinées des tiens te demeurent, immuablement ; tu verras la ville et les murailles promises de Lavinium, tu élèveras le magnanime Enée jusqu'aux astres du ciel. Aucune considération ne m'a fait changer. Ton fils, sache-le - je vais le dire tout au long, puisque ce souci te tourmente, je vais atteindre et dérouler plus avant les secrets du destin -, soutiendra en Italie une grande guerre, brisera des peuples combatifs et leur donnera des moeurs et des murailles, jusqu'à ce qu'un troisième été l'ait vu règner sur le Latium et que trois hivers aient pa**é sur la soumission des Rutules. Alors l'enfant Ascagne, à qui est attaché à présent le nom d'Iule - il était Ilus tant que fut debout le royaume troyen -, remplira de son règne, au fil des mois, trente longues révolutions du ciel ; il déplacera sa royauté de son siège de Lavinium et il fortifiera puissamment Albe la Longue. Maintenant c'est là que, pendant trois fois cent années entières, il y aura des rois de la race d'Hector, jusqu'au jour où une vestale de race royale, grosse des oeuvres de Mars, Ilia, donnera le jour à deux jumeaux. Alors Romulus, joyeux de porter une fauve dépouille de louve nourricière, prendra en charge la nation, fondera les murailles de Mars et nommera de son nom les Romains. A cette nation je ne mets de borne ni dans l'espace ni dans le temps : je leur ai donné un empire sans fin. Mieux encore, la pugnace Junon qui maintenant fatigue de ses craintes mer, terre et ciel prendra un meilleur parti et choiera comme moi les Romains, maîtres de tout, nation porte-toge. Ainsi l'ai-je trouvé bon. Un temps viendra, maints lustres s'écoulant, où la maison d'Assaracus a**ervira Phtie et l'illustre Mycènes, dominera Argos vaincue. Naîtra un homme de belle origine, un Troyen, César, qui ne mettra que l'Océan pour limite à l'empire et que le Ciel à sa renommée ; son nom de Jules lui viendra du grand Iule. C'est lui qu'un beau jour toi-même, ra**érénée, accueilleras dans le ciel, chargé des dépouilles de L'Orient, et lui aussi sera invoqué dans les voeux. Alors les âpres générations cesseront de se battre et s'adouciront ; la Bonne Foi et Vesta avec leurs cheveux blancs, Rémus avec son frère Quirinus feront la loi. D'étroites jointures de fer barreront les portes exécrables du temple de la guerre ; a**is sur des armes meurtrières, l'Egarement impie y poussera des cris de rage, les cheveux hérissés et la bouche sanglante ; cent noeuds d'airain lui lieront les mains derrière le dos. "
(v.295) Il dit, et des hauteurs il envoie le fils de Maia faire en sorte que le territoire et la place forte de Carthage, ville neuve, offrent leur hospitalité aux Troyens ; que Didon, qui ne sait pas quel est le destin, n'aille pas leur interdire ses frontières. Mercure s'envole, rame de ses ailes à travers l'air immense et se pose bien vite sur la côte de Libye? Il a tôt fait d'exéuter les ordres : les Puniques abandonnent une attitude aggressive, un dieu le veut ainsi. La reine est la première à s'ouvrir des sentiments bienveillants et pacifiques à l'égard des Troyens.
(v.305) Quant au pieux Enée, roulant mille pensées durant la nuit, il décide, dès que paraît la gracieuse lumière, de s'en aller explorer cette nouvelle contrée - quelle est la région où le vent les a fait parvenir ? Qui l'habite (il ne voit qu'un désert), des hommes ou des bêtes ? - et de rapporter ce qu'il en est à ses compagnons. Il tient cachée la flotte dans le repli des monts boisés, au pied de la paroi rocheuse et de la caverne, cernée par la forêt dont l'ombre fait frissoner.
(v.312) Quant à lui, il part en compagnie du seul Achate ; dans sa main se balancent deux javelines au large fer. En pleine forêt, sa mère se trouve sur son chemin, sous les traits, le costume et les armes d'une vierge de Sparte ou d'une Thrace, de cette Harpalyce qui crève ses chevaux et devance à la course l'Hèbre rapide. En effet, selon l'usage, cette cha**eresse portait à l'épaule un arc léger et avait abandonné sa chevelure aux vents ; ses genoux étaient nus, et elle avait retroussé dans sa ceinture les plis flottants de sa robe. Elle prend la parole : " Holà, Messieurs, renseignez-moi : auriez-vous vu par ici, sous la peau de lynx tacheté, l'une ou l'autre de mes soeurs, battant la forêt, son carquois en bandoulière, ou bien poursuivant à grands cris un sanglier écumant? "
(v.325) Ainsi parle Vénus, et le fils de Vénus répond : " Pour moi, je n'ai vu ni entendu aucune de tes soeurs. Oh, comment te nommer ? Ton visage n'est pas d'une mortelle et ta voix n'a pas le son humain. Oh!déesse en tout cas ! Soeur de Phoebus ? Ou es-tu de la souche des nymphes ? Sois-nous propice, qui que tu sois, et allège nos épreuves : fais-nous savoir enfin sous quels cieux, dans quelle région du monde nous nous trouvons jetés ; ignorant tout, les hommes, les lieux, nous errons, poussés ici par le vent et par d'énormes vagues. Mainte victime tombera sous notre main devant tes autels. "
(v.337) Alors Vénus : " Non, je ne me prétends pas digne d'un pareil honneur ; c'est la coutume, pour les vierges de Tyr, de porter le carquois et de serrer leurs jambes dans de hautes bottes de pourpre. Tu vois ici le royaume punique, les Tyriens, la ville d'Agénor, mais c'est le pays des Lybiens, gent intraitable et guerrière. Le pouvoir est aux mains de Didon, partie de Tyr pour échapper à son frère Pygmalion. Il y a là de longues vicissitudes, une longue injustice, je n'en effleurerai que les traits les plus saillants. Didon avait pour mari Sychée, plus riche en terres qu'aucun Phénicien, et que, pour son malheur, elle aimait pa**ionnément ; son père l'avait donnée vierge à Sychée, l'avait unie à lui sous de premiers auspices. Mais le royaume de Tyr appartenait à son frère Pygmalion, le pire scélérat de tous les hommes. La rage s'installa entre eux deux. Lui, l'impie, aveuglé par l'amour de l'or, surprend sans témoin Sychée devant son laraire et le tue d'un coup d'épée, sans se soucier des amours de sa soeur. Il put longtemps cacher son crime : ce méchant, à force de mensonges, trompta de vains espoirs la douleur de l'amante. Mais l'ombre de son époux privé de sépulture vint à elle dans son sommeil avec un étrange visage blafard ;il dévoila l'autel ensanglanté, sa poitrine transpercée par le fer, et découvrit tous les côtés du crime secret commis dans sa demeure. Et puis il l'engagea à partir au plus vite, à quitter sa patrie ; pour l'aider dans sa fuite, il lui révéla où étaient enterrés ses antiques trésors, monceaux ignorés d'or et d'argent. Didon bouleversée se mit à préparer sa fuite, à se procurer des compagnons. Se ra**emblent autour d'elle ceux qu'anime envers le tyran une haine implacable ou une vive crainte. Or des navires étaient appareillés : ils s'en emparent et les chargent d'or ; les eaux portent les richesses chères à Pygmalion, le chef est une femme. Ils arrivent enfin en ces lieux où maintenant on peut voir d'énormes murailles, où sort de terre la ville forte de la neuve Carthage ; ils achètent autant de sol qu'ils pourraient en entourer au moyen d'une peau de taureau - d'où le nom de Byrsa. Mais vous-mêmes, qui êtes vous donc ? De quels bords êtes-vous venus ? Où voulez-vous aller ? "
(v.371) A une pareille question, Enée pousse un soupir et tire une voix du fond de sa poitrine : " Ô déesse, si je remontais au tout début, si tu avais le loisir d'entendre les annales de nos épreuves, Vesper, avant que je finisse, ferait se coucher le jour et fermerait le ciel. Partis de l'antique Troie - si jamais ce nom de Troie est parvenu à vos oreilles - et ballottés de mer en mer, le caprice d'une tempête nous a poussés sur la côte de Libye. Je suis le pieux Enée qui emporte avec moi sur ma flotte mes Pénates soustraits à l'ennemi ; la renommée m'a fait connaître au-delà des cieux. Je cherche l'Italie, terre de mes pères ; ma lignée descend du très haut Jupiter? Je me suis embarqué sur la mer de Phrygie avec deux fois dix vaisseaux, pour suivre les oracles, la déesse ma mère m'indiquant le chemin. C'est à peine s'il m'en reste sept, désemparés par les vagues et le vent. Moi-même, inconnu, indigent, rejeté d'Europe et d'Asie, je parcours les déserts d'Afrique. "
(v.386) Vénus ne put supporter davantage sa douleur et l'interrompit dans ses lamentations : " Qui que tu sois, les dieux du ciel, me semble-t-il, ne t'ont pas en haine, puisque tu vis et respires et que tu es parvenu à la ville tyrienne. Poursuis donc et va d'ici jusqu'à la porte de la reine. Car je t'annone que tes compagnons sont de retour, que ta flotte t'est rendue et qu'un renversement des vents l'a ramenée en lieu sûr - si du moins mes parents n'ont pas perdu leur temps à m'enseigner une vaine science augurale. Vois ces cygnes, au nombre de deux fois six, joyeux de s'être réunis. L'oiseau de Jupiter, glissant du haut des régions éthérées, les dispersait dans l'espace du ciel, mais maintenant on voit leur longue file prendre possession de la terre ou, de là-haut, la regarder déjà comme possédée ; de leurs ailes stridentes, ils fêtent leur retour, leur troupe a tournoyé dans le ciel et chanté à pleine voix. De même tes navires et tes jeunes équipages sont au port ou y pénètrent à pleines voiles. Va donc, ce chemin te conduit, suis-le. "
(v.403) Elle dit, se détourna, et sa nuque resplendit de l'éclat d'une rose ; sa tête aux cheveux parfumés d'ambroisie exhala une odeur divine ; sa robe coula jusqu'à ses pieds et à sa démarche apparut une vraie déesse. Lui reconnut sa mère qui s'enfuyait, et ces paroles coururent après elle : " Pourquoi abuser si souvent ton fils par des apparences trompeuses ? Tu es cruelle, toi aussi. Pourquoi ne m'est-il pas donné de mettre ma main dans ta main, de t'entendre et de te répondre sans fausseté ? " Tels sont ses reproches, et il dirige ses pas vers les murailles. Mais Vénus entoura leur marche d'un brouillard obscur : elle les enveloppa divinement d'un voile nébuleux, pour qu'on ne pût les voir, les toucher, leur faire des difficultés ou leur demander la raison de leur venue. De son côté, elle s'en va par les airs à Paphos, heureuse de revoir ce séjour où elle a son temple et où l'encens de Saba brûle sur cent autels embaumés de fraîches guirlandes.
(v.418) Eux cependant ont vivement pris la route qui leur montre le chemin ; ils gravissent bientôt la colline ma**ive qui surplombe la ville et en regarde de plus haut les édifices. Enée admire l'étendue des constructions - des baraquements autrefois; il admire les portes, le brouhaha, le pavement des rues. Les Tyriens s'activent, les uns dressent des murs, édifient une citadelle, élèvent des blocs de pierre à force de bras ; d'autres choisissent l'emplacement de leur maison et l'entourent d'une rigole de fondation. Ils se donnent des lois, des magistrats, un sénat vénérable. Ici on creuse des ports, là on jette les a**ises ma**ives d'un théâtre et on dégage du rocher d'énormes colonnes, hautes décorations de la scène future. C'est ainsi que, dans les campagnes en fleurs, dès le début de l'été, en plein soleil, leurs tâches laissent les abeilles sans repos ; elles font sortir leurs rejetons devenus adultes, condensent le miel coulant, gonflent leurs rayons de ce doux nectar, déchargent de leur fardeau les arrivantes, ou encore se forment en colonne pour défendre leur logis contre l'espèce paresseuse des frelons. Tout est en effervescence, et le miel odorant a un parfum de thym. " Ô bienheureux, ceux dont surgissent déjà les murailles! ", dit Enée ; et il lève les yeux vers le faîte des édifices. Enveloppé d'un nuage, il s'avance au milieu de la foule et, ô merveille ! il se mêle aux gens et n'est vu de personne.
(v.440) Au milieu de la ville était un bois sacré aux très riches ombrages. C'est là qu'au tout début les Puniques, qu'avaient ballottés les flots et les tornades, déterrèrent le présage que leur avait indiqué Junon Reine ; une tête de cheval fougueux. Au cours des siècles, leur nation serait donc glorieuse à la guerre et vivrait dans l'aisance. La Sidonienne Didon y établissait à Junon un sanctuaire imposant dont de riches offrandes et la personne de la déesse faisaient la splendeur. En haut des marches s'élevait une porte de bronze que soutenaient des chambranles de bronze, et les pivots grinçaient sous des vantaux de bronze.
(v.455) C'est dans ce bois sacré qu'un spectacle inattendu s'offrit aux yeux d'Enée et adoucit pour la première fois ses craintes ; c'est là qu'il osa pour la première fois espérer le salut et reprendre confiance en sa mauvaise fortune. Au pied de ce temple imposant, il en parcourait les détails en attendant la reine ; il admirait la chance qu'avait cette ville, l'émulation des artistes, leur travail et leur oeuvre, quand il vit retracés dans leur suite les combats d'Ilion et cette guerre que la renommée a fait connaître au monde entier : Agamemnon, Priam, Achille mauvais pour tous deux. Il fit halte et dit en pleurant : " Où qu'on aille, Achate, est-il un pays sur terre qui ne soit déjà plein du bruit de nos épreuves ? Voici Priam : Ici même, la vaillance est récompensée, ici il y a des larmes pour tout, le sort des hommes frappe l'esprit. Dissipe tes craintes : cette célébrité, vois-tu, sera peut-être notre salut. " Ainsi dit-il, et il repaît son âme de ces vaines peintures en gémissant profondément, le visage baigné de larmes.
(v.467) Il pouvait y voir les combats autour des murs de Troie : ici fuyaient les Grecs sous la pression des guerriers troyens, là c'étaient les Troyens attaqués par Achille empanaché sur son char. Non loin de là, il reconnaît en pleurant la tente de Rhésus aux toiles blanches comme neige. Diomède, couvert du sang et de son carnage, dévaste cette tente trahie par l'endormissement et détourne vers son camp les chevaux fougueux, avant qu'ils aient pu goûter une fois à l'herbe de Troie ou boire au Xanthe. D'un autre côté, Troïlus fuyait, ayant perdu son bouclier, malheureux enfant, adversaire inégal d'Achille : ses chevaux l'emportent, tombé à la renverse, accroché à son char vide, tenant pourtant la bride ; sa tête et ses cheveux sont traînés à terre, sa lance retournée trace un sillon dans la poussière. Cependant les Troyennes se rendaient tristement au temple d'une partiale Pallas ; elles lui apportaient en suppliantes, cheveux épars, le péplum sacré et meurtrissaient leurs poitrines de leurs mains ; la déesse qui ne voulait pas les voir tenait ses yeux fixés au sol. Achille avait traîné trois fois Hector autour des murs d'Ilion et il vendait contre de l'or son corps sans vie. Enée, du fond de sa poitrine, pousse un grand soupir lorsque ses yeux considèrent les dépouilles, le char, le corps même de son ami, Priam qui tend des mains désarmées. Lui-même s'est reconnue en pleine mêlée, aux prises avec les chefs achéens, il a reconnu les armées de l'Aurore et le blason du noir Memnon. Penthésilée déchaînée conduit ses bataillons d'Amazones aux boucliers échancrés ; ardente et scintillante au milieu de ses milliers de compagnes ; nouant un baudrier d'or sous son sein découvert, cette vierge guerrière ose rivaliser avec les hommes.
(v.495) Tandis que ces merveilles s'offrent aux yeux du Dardanien Enée, qu'il est immobile d'étonnement, absorbé dans cette seule contemplation, la reine Didon, éclatante de beauté, s'avançait vers le temple, escortée par toute une troupe en armes. C'est ainsi que, sur les rives de l'Eurotas ou les hauteurs du Cynthe, Diane anime ses choeurs ; à sa suite viennent l'entourer de toutes parts mille nymphes des montagnes. Elle-même, qui marche le carquois à l'épaule, dépa**e de la tête toutes ces immortelles, et la joie remplit en secret le coeur de Latone. Telle était Didon, telle elle s'avançait, radieuse, à travers la foule pour aller presser les travaux et l'avenir de son royaume. Arrivée chez la déesse, sous la voûte ronde du temple, entourée de sa garde, elle prit place sur un trône élevé. Elle rendait la justice, donnait des lois à son peuple, distribuait équitablement les travaux ou les tirait au sort, quand tout à coup, au milieu d'un grand concours de peuple, Enée voit approcher Anthée, Sergeste, le vaillant Cloanthe, d'autres Troyens encore, que le sombre ouragan avait dispersés sur les eaux et poussés bien loin, vers d'autres rives. Enée de son côté et Achate du sien en restèrent interdits, saisis tous deux de joie et de crainte ; ils brûlaient de leur serrer la main, mais une chose qu'ils ignorent les trouble. Ils ne laissent donc rien paraître et, dans le nuage qui les enveloppe, ils attendent de voir : quel a été leur sort, sur quel rivage ont-ils laissé leurs vaisseaux et que viennent-ils faire ? Or, choisis parmi tous les équipages, ils venaient demander la vie sauve, et des clameurs accompagnaient leur marche.
(v.520) Une fois introduits et lorsqu'il leur fut donné audience, Ilionée, le plus ancien d'entre eux, commença en ces termes, sur un ton apaisant : " Ô reine à qui Jupiter a donné de fonder une ville nouvelle et de mettre le frein de la justice à un peuple orgueilleux, nous, malheureux Troyens, jouets des vents sur toutes les mers, nous t'en prions : empêche une chose abominable, l'incendie de nos vaisseaux, fais grâce à une race pieuse et prête ton attention à notre cas. Nous ne sommes pas venus, les armes à la main, dévaster les foyers des Libyens, ni piller et ramener des proies à nos navires ; pareille violence n'est pas la nôtre, et des vaincus n'ont pas une outrecuidance. Il est un pays - les Grecs lui donnent le nom d'Hespérie -, terre antique, puissante par ses armes et par la fécondité de sa glèbe ; les OEnotriens furent ses habitants ; aujourd'hui, dit-on, leurs descendants ont appelé Italie cette nation, d'après le nom de leur chef. Telle était notre destination, quand tout à coup l'orageux Orion s'est levé avec les flots et nous a mis sur des bas-fonds cachés ; nous ne pouvions soutenir la vague ; le vent du Sud qu'il a déchaîné nous a cha**és bien loin sur les eaux vers une barrière de récifs. Quelques-uns d'entre nous ont pu gagner la côte ici, sur votre rivage. Mais quelle sorte d'hommes est-ce là ? Quelle patrie est a**ez barbare pour autoriser de pareils usages ? On nous refuse l'hospitalité du rivage, on appelle aux armes, on nous interdit de prendre pied sur un bout de terre ! Si vous méprisez l'espèce humaine et les armes des mortels, comptez sur les dieux qui n'oublient ni le bien ni le mal. Nous avions un roi, Enée, personne n'était plus juste que lui, plus pieux, meilleur combattant, meilleur guerrier. Si le destin lui a laissé la vie, s'il respire encore l'air du ciel et n'est pas encore couché dans l'Ombre cruelle, plus rien n'est à craindre, et tu n'auras pas à regretter de l'avoir prévenu en bons offices. Nous avons aussi, en terre sicilienne, des villes, des campagnes et, issu du sang troyen, l'illustre Aceste. Qu'il nous soit permis de tirer sur le rivage une flotte malmenée par les vents, de tirer des planches de vos forêts, d'en détacher des rames. S'il nous est donné de retrouver nos compagnons et notre roi et de partir pour l'Italie, nous pourrons ainsi gagner de bon cœur l'Italie et le Latium ; et s'il n'y a plus de salut, si la mer de Libye te possède, ô toi, le meilleur père des Troyens, s'il ne nous reste même plus Iule, notre espoir, nous pourrons au moins gagner la mer de Sicile, le séjour déjà préparé d'où nous étions partis en arrivant ici, et retourner auprès du roi Aceste. " Ainsi parla Ilionée, et tous les Dardaniens d'approuver bruyamment.
(v.561) Alors Didon, les yeux baissés, dit d'une voix brève : " Dissipez vos craintes, Troyens, bannissez vos inquiétudes. Le dur état des choses et la nouveauté de mon royaume me forcent à mettre en place de telles mesures et à placer sous bonne garde mon vaste territoire. Mais qui pourrait ne pas connaître la nation d'Enée et des siens ? Qui pourrait ignorer la ville de Troie, sa vaillance, ses guerriers, sa longue guerre, son embrasement ? Nous autres, Phéniciens, n'avons pas l'esprit aussi obtus, et l'attelage du Soleil ne tourne pas le dos à notre ville. Que vous choisissiez la noble Hespérie et les guérets de Saturne ou que vous préfériez le pays d'Eryx et le roi Aceste, votre congé sera sous ma sauvegarde et mes ressources vous aideront. Vous plairait-il de vous installer en ce royaume, et de le partager avec moi ? La ville que j'élève est la vôtre ; tirez au sec vos navires ; Troyen ou Tyrien, je ne ferai aucune différence. Ah, si votre roi, poussé par le même vent, si Enée était ici ! Oui, je vais envoyez des hommes sûrs le long des côtes, avec ordre de fouiller les fins fonds de la Libye, pour savoir s'il ne s'y est pas échoué et n'est pas égaré dans quelque forêt ou quelque ville. "
(v.580) Entendant cela, le vaillant Achate et le vénérable Enée en ont l'esprit saisi et n'avaient plus l'un et l'autre qu'un désir, sortir au plus vite du nuage. C'est Achate qui prend la parole : " Fils d'une déesse, quel avis te vient maintenant à l'esprit ? Tout va bien, tu le vois, notre flotte et nos compagnons sont retrouvés ; le seul qui manque, nous l'avons vu de nos yeux englouti au sein des flots. Tout le reste correspond à ce qu'a dit ta mère. " A peine avait-il dit ces mots que le nuage qui les enveloppait s'ouvre tout à coup et s'éclaircit en air transparent. Enée était bien là, dans une atmosphère lumineuse, avec le visage et les épaules d'un dieu : d'un souffle, sa mère en personne lui avait donné de beaux cheveux, un teint florissant de jeunesse et des yeux d'une grâce riante. Ainsi une main d'artiste donne du lustre à l'ivoire ou revêt d'or blond l'argent ou le marbre de Paros.
(v.594) Alors, devant tous les témoins de son apparition imprévue, il s'adresse à la reine : " Me voici devant vous, celui qui vous cherchez, Enée le Troyen, arraché aux flots de Libye. Ô toi qui seule as eu pitié des épreuves indicibles de Troie ! Nous-mêmes, les survivants du ma**acre grec, épuisés comme nous voilà par les mille hasards de la terre et de la mer, manquant de tout, tu nous a**ocies à toi par la cité, par la patrie ! Nous n'avons pas les moyens, Didon, de reconnaître dignement tes bienfaits, et tout ce qui subsiste de la nation troyenne, dispersée à travers le vaste monde, ne l'a pas davantage. Puissent les dieux - s'il est des divinités qui aient égard aux coeurs vertueux, s'il est quelque justice au monde -, puisse la conscience d'avoir bien agi t'en récompenser dignement. Quel siècle heureux que celui qui t'a vu naître ! Quels ont dû être tes parents, pour avoir donné le jour à celle que tu es ! Tant que les fleuves iront à la mer, tant que l'ombre parcourra les versants des montagnes, tant que le ciel sera le pâturage des étoiles, tes honneurs, ton renom, ta gloire demeureront à jamais, quelque terre qui puisse m'appeler. " Ayant ainsi parlé, il tend la main droite à son ami Ilionée, la gauche à Séreste, puis aux autres, au courageux Gyas, au courageux Cloanthe.
(v.613) La Sidonienne Didon resta d'abord interdite à sa vue, puis à la pensée de ses grands malheurs, et s'exprima en ces termes : " Fils d'une déesse, quelle infortune que celle qui te fait aborder sur une côte sauvage ! Tu es donc cet Enée que Vénus, gracieuse mère, a donné à Anchise le Dardanien près des eaux du phrygien Simoïs ! Or, je m'en souviens bien, j'ai vu venir à Sidon Teucer cha**é de sa patrie et cherchant un nouveau pays avec l'aide de Bélus ; Bélus, mon père, ravageait alors l'opulente Chypre et la soumettait à la loi du vainqueur. Depuis ces temps lointains, la chute de la cité troyenne, ton nom et celui des rois pélasges me sont connus. Teucer lui-même, leur ennemi, portait les Troyens aux nues et maintenait qu'il était issu de leur antique souche. Allons, Messieurs, entrez sous notre toit. Une semblable fortune m'a bousculée, moi aussi, en de longues épreuves et a bien voulu enfin que je m'établisse sur cette terre. Non, n'ignorant pas le malheur, je n'ai pas à apprendre à secourir les malheureux. "
(v.630) Après cette évocation, elle conduit Enée dans la demeure royale et, dans le même temps, elle prescrit un sacrifice d'actions de grâce dans les temples de tous les dieux. Elle ne laisse pas davantage d'envoyer à ses compagnons restés sur le rivage vingt taureaux, cent porcs énormes à l'échine hérissée, cent agneaux gras avec leur mères, et les dons réjouissants du dieu. On décore l'intérieur de la demeure qui resplendit d'un luxe royale ; sous les lambris de la grand'salle un banquet se prépare : couvertures savamment travaillées, pourpre superbe, lourde argenterie sur les tables et, ciselés dans l'or, les hauts faits des ancêtres, toute une longue série d'exploits qu'ont perpétuée tant de guerriers depuis l'origine de cette antique famille.
(v.643) Enée (car l'amour paternel ne laisse pas sa pensée en repos) dépêche en toute hâte Achate vers les navires, pour rapporter la nouvelle à Ascagne et l'amener lui-même à la ville : Ascagne, tout le souci, toute la tendresse de son père. Il fait en outre apporter des cadeaux, soustraits à la chute de Troie, un manteau raide de broderies d'or, un voile bordé d'une acanthe safranée, parures de l'argienne Hélène, splendides cadeaux de sa mère Léda, qu'elle avait emportés de Mycènes quand elle gagnait Troie et un hymen interdit ; et aussi un sceptre qu'avait porté Ilioné, l'aînée des filles de Priam, un collier de perles et une double couronne d'or rehaussée de pierreries. Achate s'exécute à la hâte et fait route vers les navires.
(v.654) Mais Cythérée roule en son esprit de nouveaux plans, de nouveaux desseins : que Cupidon change de forme et de visage, qu'il vienne à la place du tendre Ascagne et qu'avec les cadeaux il rende la reine folle d'amour, qu'il mette le feu dans ses moelles. Vénus redoute, bien sûr, cette demeure suspecte et le double langage des Tyriens. Car la férocité de Junon la tourmente et, à la tombée du jour, cette inquiétude lui revient au coeur. Elle s'adresse donc en ces termes à l'Amour ailé : " Mon fils qui fais ma force et toute ma puissance, mon fils qui seul peux dédaigner les foudres du Père suprême contre Typhon, j'ai recours à toi et j'implore ton pouvoir en suppliante. Ton frère Enée est balloté sur les mers de rivage en rivage par la haine de l'inique Junon ; tu sais tout cela et tu as souvent souffert de notre souffrance. Et voilà que la Phénicienne Didon le tient, elle l'amuse avec ses mots flatteurs, et je me demande comment va tourner cette hospitalité junonienne. Celle-là ne va pas rester pa**ive à un moment aussi décisif. C'est pourquoi je médite de prendre les devants et de pièger la reine dans un cercle de flammes, pour qu'aucune divinité n'ait le pouvoir de la faire changer, mais qu'un grand amour l'attache à Enée et qu'elle soit de mon côté. Apprends maintenant quel est mon plan qui te permettra de le faire : à l'appel de son père chéri, l'enfant royal qui fait mon grand souci s'apprête à aller à la ville sidonienne, pour y apporter les cadeaux qui ont résistés aux tempêtes et aux flammes de Troie. Je vais l'endormir et le cacher en terre sacrée, sur les hauteurs de Cythère ou d'Idalie, pour qu'il ne puisse connaître nos ruses ni s'y trouvent mêlé. Toi, pour une nuit seulement, revêts son apparence trompeuse ; enfant toi-même, prends les traits de cet enfant, tu les connais si bien. Ainsi, lorsque Didon, de tout son coeur, te recevra sur ses genoux pendant le repas royal ou quand le vin coulera, lorsqu'elle te prendra dans ses bras et te donnera de doux baisers, tu pourras lui insuffler un feu secret et un poison qui l'abuse. "
(v.690) L'Amour obéit aux paroles de sa mère chérie, se devêt de ses ailes et s'amuse à aller à pied comme Iule. Quant à Vénus, elle fait couler un sommeil paisible dans le corps d'Ascagne ; la déesse le prend chaudement dans ses bras et l'emporte sur les hautes forêts d'Idalie, où le souple origan l'enveloppe de ses fleurs et de la suavité de son ombre parfumée.
(v.696) Et déjà, obéissant à sa mère, l'Amour, sous la conduite d'Achate, allait allègrement porter aux Tyriens les cadeaux royaux. Lorsqu'il arrive, la reine, déjà étendue sur un lit d'or, avait pris place au centre, sous de magnifiques tapisseries. Voici le vénérable Enée, voici les guerriers troyens qui se rendent à l'invitation. On s'étend sur des couvertures de pourpre, des serviteurs versent de l'eau sur les mains, présentent des corbeilles de pain, apportent des essuie-mains aux poils ras. A l'intérieur, cinquante servantes ont pour tâche de disposer en bon ordre une longue file de plats et de brûler de l'encens en l'honneur des Pénates. Cent autres et autant de serviteurs, tous du même âge, ont à charger de mets les tables et à y poser des coupes. Les Tyriens, eux aussi, sont entrés en foule dans la demeure en fête et sont invités à s'étendre sur des lits brodés ; ils admirent les cadeaux d'Enée, ils admirent Iule, la face éclatante du dieu, son langage trompeur, le manteau et le voile brodé d'une acanthe safranée.
(v.712) C'est surtout la malheureuse Phénicienne, vouée à la maladie qui la perdra, qui ne peut ra**asier son âme ; ce qu'elle voit l'enflamme, émue tant par l'enfant que par les cadeaux. Lui, dans les bras d'Enée, suspendu à son cou, comble le grand amour d'un père qu'il abuse, puis s'en prend à la reine. Didon s'attache à lui de tous ses yeux, de toute son âme, elle le prend quelquefois dans ses bras, ne sachant pas, la malheureuse, quel dieu puissant elle accueille en son sein. Pour lui, fidèle à une mère qui se baigne dans la fontaine des Grâces, il entreprend d'effacer peu à peu l'image de Sychée, il cherche à surprendre d'un vivant amour une âme depuis longtemps paisible, un coeur déshabitué.
(v.724) Aussitôt le repas terminé et les tables emportées, on s'installe de grands cratères, on pose des couronnes sur les vins. La demeure s'emplit de bruit, les voix roulent à travers la grand'salle, des lustres allumés pendent du plafond à caissons dorés et la flamme des torches triomphe de la nuit. Alors la reine demanda et remplit de vin la patère lourde d'or et de pierreries dont usaient Bélus et tous les descendants de Bélus. Un silence se fit dans la demeure.
(v.731) " Jupiter, puisque tu es, dit-on, le législateur de l'hospitalité, veuille que ce jour soit de bon augure pour les Tyriens et pour ceux qui viennent de Troie, et que nos descendants en gardent la mémoire. Que nous a**istent Bacchus qui donne la joie et Junon bienfaisante. Et vous, Tyriens, célébrez avec recueillement cette réunion ! " Elle dit, versa sur la table l'offrande liquide d'une libation et, la première, cette libation faite, effleura du bout des lèvres la patère, puis la pa**a à Bitias en l'exhortant. Lui, sans se faire prier, s'abreuva dans l'or et vida la pleine patère écumante. Puis c'est le tour des principaux convives. Iopas aux cheveux du longs, élève du géant Atlas, fait tout résonner de sa cithare d'or. Il chante les mouvements de la lune, les éclipses du soleil, l'origine des hommes et des bêtes, celle de la pluie et du feu, l'Arcture, les Hyades pluvieuses, les deux Ourses ; il dit pourquoi les soleils d'hiver ont tant de hâte à se plonger dans l'Océan et quel retard fait durer les nuits. Les Tyriens redoublent d'applaudissements, et les Troyens font de même.
(v.748) Ce n'est pas tout : la malheureuse Didon prolongeait tard dans la nuit ses entretiens et buvait l'amour à longs traits, tout en posant mille questions sur Priam, mille autres sur Hector : sous quelles armes était venu le fils de l'Aurore ? Et puis, comment étaient les chevaux de Diomède ? Et Achille, quelle était sa force ? " Mais il y a mieux à faire, mon hôte : raconte-nous à partir du commencement le piège que vous ont tendu les Grecs, les malheurs des tiens et tes propres errances ; car c'est déjà la septième saison que tu es porté, errant, sur les terres et les mers. "