Je suis un château noir parcouru de forêts
De décors de théâtre et d'extases sans nombre
De jacqueries, de viols, où vrillent des forêts
Je suis une voix claire au-dessus des marais
Le cheval du courrier irradié dans sa course
Une voix tressée, je suis dans vos voix, vos sources
Je suis parcouru d'orgueil sombre et de forêts
De vanités d'enfant, de chevreuils et d'œillets
Je suis un mendiant sur la route de Saint-Jacques
Je suis une maladrerie, un lazaret
Je suis le vent sale qui dans l'usine traque
Votre âme pour l'aller noyer dans les marais
Ou lancer dans les cieux profonds avec ma fronde!
Je suis au gué du jour un bac coulé dans l'onde
Et chantant, et qui brille comme un poing fermé
Un hôtel parcouru d'arbres aux troncs brûlés
J'ai connu les hôtels perdus, la solitude
Moniales et putains, leurs mains de mansuétude
Montrent la même clé d'or manquante, et leurs mains
Essuient le visage du même lendemain
J'ai chanté, je suis le chanteur de mes vingt ans
Je chantais, je chevauchais ma sainte jeunesse
Je vous cherchais, j'avais égaré vos adresses
J'ai fait vers vous, ô mes amis, tant de chemin
Toutes vos larmes, toutes vos peurs, tout le chant
Moquez le rôdeur triste ergotant dans le vide
Ricanez sur le monde! Et moquez le candide
Je suis l'air, je suis le maître des lendemains
La voix qui porte l'aube dans la nuit du monde
Je suis le chant sur la moire bleue des forêts
Je suis la pierre et le jet, la cible et la fronde
Oh, quel désir de chanter bien j'avais, j'avais!
Je suis le chant, je suis l'oiseau blessé qui tombe
Je suis l'homme que tu aimais, je nous aimais
Je suis la solitude à la fois et le nombre
Chantant, je suis la voix ma**ive des forêts
Je suis le château dérivant dans le marais
Je suis l'oiseau blessé qui pleure au bord des tombes
La voix commune du couvent, du claque immonde
Je vous aimais, je vous aimais, je vous aimais
Je suis l'âme de tout le monde et je suis toute
L'âme du monde, la braise qui dans la soute
Chante. J'ai transformé le vieux doute en voilier
Je suis l'oiseau blessé qui ne tombe jamais
Le train lancé vers l'ouest et les plaines avides
La haridelle aveugle et tout son rêve aride
L'homme qui dans ses liens chante l'humanité
Moquez-vous! L'homme entravé qui chante est évadé
Je suis le peuple - et craignez-le quoiqu'il se taise -
Et je suis la mer soudain transmutée en braise
Quand nous nous décidons à être un peuple enfin
Entendez-vous gronder ce mascaret, au loin?
J'ai gardé pour vous mes vingt ans et mon enfance
Je suis la marée des pollens et des fragrances
Je suis le Hollandais volant dans les marais
Et le château aphone éructant ses forêts
L'homme qui va mourir au profond des marais
La voix brisée chantant - la maison - j'y mourrai
Je chantais, ah, mais vous ne saviez pas entendre
Ni comprendre ce que le chant seul fait comprendre
C'est quoi ce bruit, c'est quoi ce chant? C'est l'espérance
Celle qui sert à rien mon vieux! C'est la mousson
Que ça se taise! Et qu'on meure d'indifférence!
C'est le moutonnement impétueux des moissons
Je suis la vibration commune, l'idéal
Je suis le voyant, muse, et je suis ton féal
Je crois dans le chant et qu'il faut croire dans l'homme
Et qu'il faut le nommer contre tous, l'homme, l'homme
J'étais la gueule noire éructant son charbon
Vous ne comprenez rien: la durée, le pardon
La bonté! Puis ni comment, au fond, on fait un monde
Je faisais du monde et aujourd'hui vous pleurez!
C'est plus loin, c'est là-bas que nous allons survivre
Notre choix nous portera sur une autre rive
Tout perdre, tout chanter, tout l'homme à inventer
Plus loin, plus loin, plus haut, tout tenter, tout tenter
Je suis, je volerai, mon chant est un cargo
Bourré de forêts, de remugles, un château
Rasant votre tel quel comme un aigle royal
Je suis la vibration commune, l'idéal
Je chante car je suis en pierre du pays
Car je suis le vin de ma cave et de ma vigne
Et je suis à moi-même mon puits , et je vous nomme
Je prends bien la lumière car je suis un homme!
Il est dans son chant, l'homme libre et prisonnier
Je suis ce que nous sommes, nous sommes, nous sommes
Je suis à la fois tout l'homme et tous les hommes
La vérité: le chant de la bête de somme
Ah, comme j'ai chanté, j'ai chanté, j'ai chanté
Je vous aimais, je vous aimais, je vous aimais!