Et c'est comme un fou que je vous ai raconté ce que jamais je n'ai voulu raconter. - Par ma tête, dit monseigneur Yvain, vous êtes mon cousin germain, et nous devons donc bien nous aimer tous les deux. Mais je peux bien vous traiter de fou pour m'avoir si longtemps caché cette affaire. Si je vous ai qualifié de fou, je vous prie de ne pas vous en affecter, car si je peux, et si j'en ai l'occasion, j'irai venger votre honte. - On voit bien que c'est après le repas ", dit Keu, qui ne pouvait pas se taire : " Il y a plus de paroles dans un plein pot de vin que dans un tonneau de bière. On dit que le chat soûl s'amuse. Après manger, sans bouger, chacun veut aller tuer Saladin, et vous, vous irez jusqu'à venger Fourré contre les chrétiens ! Vos coussins de selle sont-ils bien rembourrés, et vos chausses de fer fourbies, et vos bannières déployées ? Faites vite, pour Dieu, monseigneur Yvain ! Partez-vous cette nuit-même ou demain ? Faites-nous savoir, beau seigneur, quand vous irez affronter ce supplice, car nous tenons à vous faire escorte. Il n'y aura ni prévôt, ni voyer qui ne vous accompagne bien volontiers. Mais je vous en prie, quoi qu'il en soit, de ne pas partir sans avoir pris congé de nous. Et si vous faites cette nuit quelques mauvais rêves, restez donc ! - Diable ! Avez-vous perdu la tête, monseigneur Keu, dit la reine, en faisant que votre langue ne s'arrête jamais ? Honnie soit-elle, car elle est pleine de scammonée. Assurément votre langue vous hait, car tout ce qu'elle sait de pire elle le dit à chacun, quel qu'il soit. Maudite soit la langue qui ne recule jamais devant la médisance. Votre langue agit de telle sorte qu'elle vous fait partout haïr ; elle ne saurait mieux vous trahir. Soyez-en certain, je l'accuserais de trahison, si elle était à moi. Un homme, que l'on ne peut pas corriger, on devrait l'attacher dans une église, comme un dément, devant les grilles du chœur. - Ma dame, pour ce qui est de ses railleries, dit monseigneur Yvain, soyez-en sûre, je m'en moque. Monseigneur Keu peut tant, et sait tant, et vaut tant, dans toutes les cours, qu'il ne sera jamais muet ni sourd. Il sait bien riposter à des ba**esses avec sagesse et courtoisie, et il n'a jamais agi autrement. Vous savez bien si je mens ; mais je ne me soucie pas de me quereller,
ni de commencer une mêlée, car le responsable de la mêlée n'est pas celui qui frappe le premier coup, mais plutôt celui qui cherche à se venger. Qui raille son compagnon chercherait volontiers une querelle à un inconnu. Je ne veux pas ressembler au chien de garde qui se hérisse et qui grogne quand un autre mâtin lui montre ses dents. " Pendant qu'ils parlaient ainsi, le roi sortit de sa chambre, où il s'était longuement attardé, car il avait dormi jusqu'à ce moment-là. Et les barons, dès qu'ils le virent, se levèrent à son approche, et il les fit aussitôt ra**eoir. Il s'a**it à côté de la reine, et la reine tout aussitôt lui répéta mot à mot l'histoire de Calogrenant, chose qu'elle sut faire avec habileté. Le roi l'entendit volontiers, et il jura par trois fois, sur l'âme de son père Pendragon, sur celle de son fils, et sur celle de sa mère, qu'il irait voir la fontaine avant la fin de la quinzaine, ainsi que la tempête et la merveille ; de la sorte, il y arrivera la veille de la fête de monseigneur saint Jean-Baptiste, et il y dormira cette nuit-là. Et il déclare qu'iront avec lui tous ceux qui en auront envie. Les paroles du roi lui attirèrent l'estime de toute la cour, car tous avaient grande envie d'y aller, les barons et les bacheliers. Mais quelles que fussent l'allégresse et la joie qui régnaient, monseigneur Yvain en fut désolé, car il pensait partir tout seul : il ressentit donc de la douleur et de l'angoisse à cause du roi, qui devait y aller. Cette situation lui pesait parce qu'il savait bien que le combat serait forcément accordé à monseigneur Keu plutôt qu'à lui-même, s'il le réclamait : il ne lui serait pas refusé. Ou même monseigneur Gauvain le demandera d'abord, peut-être. Si un de ces deux le sollicite, on ne leur refusera pas. Mais il ne les attendra point, car leur compagnie inquiète ; au contraire, il ira tout seul, selon son désir, que ce soit pour son bonheur ou pour sa douleur. Et qui que ce soit qui préfère demeurer en repos, lui veut être là avant trois jours, en Brocéliande, et il poursuivra sa quête, s'il peut, jusqu'à ce qu'il trouve l'étroit sentier tout buissonneux (car il en est par trop désireux) et la lande, et le château fort, et le divertissement et l'agrément de la courtoise demoiselle.