Le noble roi d'Arthur de Bretagne,
dont la prouesse nous enseigne
à être vaillants et courtois,
réunit sa cour avec la magnificence convenant à un roi,
lors de cette fête qui tant coûte
qu'on l'appelle avec justesse la Pentecôte.
Le roi était à Carduel, au pays de Galles.
Après le repas, à travers les salles,
les chevaliers s'a**emblèrent
là où les appelèrent les dames,
les demoiselles, les jeunes filles.
Certains racontaient les dernières nouvelles,
tandis que d'autres parlaient d'Amour,
des tourments et des supplices,
ainsi que des grands bienfaits que reçoivent souvent
les disciples appartenant à son ordre,
qui en ce temps-là était puissant et de qualité.
Mais aujourd'hui il reste peu de ses fidèles :
ils l'ont, à peu près tous, abandonné,
et, par conséquent, Amour se trouve en grand déclin.
Car ceux qui, autrefois, faisaient profession d'aimer
méritaient qu'on les appelât courtois,
vaillants, généreux et honorables.
Mais à présent Amour est matière à fiction,
parce que ceux qui n'en ressentent rien
disent qu'ils aiment, mais ils mentent.
Ceux qui se vantent d'aimer sans y avoir droit
en font un objet de fable et de mensonge.
Mais afin de parler de ceux qui furent jadis,
laissons de côté ceux qui sont encore en vie.
Car mieux vaut, me semble-t-il,
un courtois mort qu'un rustre vivant.
C'est pour cette raison que je prends plaisir à raconter
quelque chose qui vaut la peine d'être écouté,
concernant ce roi qui marqua si bien son époque
qu'on parle de lui dans tous les pays.
Ainsi je partage cette opinion des Bretons,
que son nom survivra jusqu'à la fin des temps.
C'est grâce à lui, de même, que s'est maintenu le souvenir
des nobles chevaliers élus
qui se consacrèrent à l'amour.
Mais ce jour-là, le roi les surprit
quand il se leva pour quitter leur compagnie ;
cet acte déplut fort à certains d'entre eux,
et ils en causèrent beaucoup,
car jamais ils n'avaient vu qui que ce fût
se retirer dans sa chambre lors d'une si grande fête,
ni pour dormir, ni pour se reposer.
Mais ce jour-là, il arriva au roi
d'être retenu par la reine ;
il resta si longuement auprès d'elle
qu'il perdit la notion du temps et s'endormit.
Dehors, à la porte de la chambre,
se tenaient Dodinel et Sagremor,
Keu et monseigneur Gauvain ;
il y avait aussi, tout près, monseigneur Yvain
et, avec eux, Calogrenant,
un chevalier très avenant,
qui avait commencé, à ce moment, un récit,
non pas à son honneur, mais à sa honte.
Pendant qu'il racontait son histoire,
voici que la reine l'écoutait ;
elle s'est donc levée d'à côté du roi
et elle survint si furtivement
que, avant que quiconque ait pu s'en apercevoir,
elle s'était glissée parmi eux.
Calogrenant fut le seul
à bondir sur ses pieds à son entrée.
Keu, qui était toujours prêt à dire des injures,
cruel, mordant et insolent,
lui dit : " Par Dieu, Calogrenant,
comme vous voilà plein de zèle pour bondir en l'air,
et je suis ravi de constater que vous
êtes le plus courtois de nous tous.
Qui plus est, vous le croyez, j'en suis certain,
tant vous manquez de bon sens.
Il est donc juste que ma dame vous accorde,
plutôt qu'à nous autres,
le prix de courtoisie et de valeur.
Tout à l'heure, c'était par paresse
que nous ne nous sommes pas levés,
ou par dédain, pensera-t-on.
Pour Dieu, seigneur, ce n'était pas pour cela,
c'est parce que nous n'avions pas encore vu
ma dame que vous vous étiez déjà levé.
- Certes, Keu, vous auriez déjà éclaté,
dit la reine, me semble-t-il,
si vous n'aviez pas trouvé le moyen de vous vider
du venin dont vous êtes rempli.
Vous êtes odieux et ignoble
quand vous insultez vos compagnons.
- Dame, si nous ne gagnons rien,
dit Keu, en votre compagnie,
prenez garde que nous n'y perdions point.
Je ne crois pas avoir rien dit
qui doive m'être imputé à mal.
Maintenant, je vous en prie, n'en parlez plus!
Il n'y a ni courtoisie ni sagesse
à prolonger un débat inutile ;
cette dispute ne doit pas aller loin,
ni devenir plus violente.
Faites-lui plutôt raconter pour nous la suite
de ce qu'il avait commencé,
car se disputer serait ici déplacé. "
A ces mots, Calogrenant prend la parole,
et répond ainsi :
" Seigneur, dit-il, quant à la querelle,
il n'y a pas eu d'offense considérable ;
toute cette affaire me laisse indifférent, et je m'en soucie peu.
Même si vous m'avez offensé,
je n'en subirai nul dommage.
A de plus valeureux et à de plus sages
que moi, monseigneur Keu,
vous avez souvent dit des injures,
car c'est bien là votre habitude.
Inévitablement le fumier doit puer,
les taons piquer, et les guêpes bourdonner ;